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bourgeoisie du pays. Mais c’était une nature modeste, d’une rare délicatesse de sentiments et d’un rare bon sens — un peu trop dévote, peut-être. Je la vois encore, assise dans son immense fauteuil à coussins de toile écrue, toute petite et tassée, et ridée sous son large bonnet de linge blanc qui donnait, à son visage de vieille, des tons de cire délicate. Elle tricotait, tricotait sans cesse des bas, des gilets, des jupons pour les malheureux. Comme elle était active et preste, malgré l’âge qui la courbait, et la maladie qui lui nouait les doigts ! Tous les matins, j’allais la voir — ou plutôt, ma bonne me conduisait près d’elle — et, avant que de l’embrasser, je regardais, sur la cheminée, un petit chien de bois, sous la queue duquel je trouvais, chaque fois, une pièce de cinquante centimes. Elle faisait l’étonnée, riait, s’écriait en brandissant son aiguille :

— Comment ! il a encore crotté sa pièce de dix sous, ce petit chien-là !… quel drôle de petit chien !

Quoiqu’elle fût triste dans le fond de son cœur, ayant toujours souffert, elle avait toujours sur les lèvres un sourire charmant qui attirait la confiance, l’adoration. Mais ce sourire-là cachait bien des larmes, larmes d’enfant, larmes de femme, larmes de mère. Tendre naturellement et plus affinée de sensibilité que ne le sont les filles de campagne, elle avait passé une enfance presque douloureuse, incessamment blessée par la rudesse des êtres et la grossièreté des habitudes. Non qu’elle méprisât le milieu dans lequel elle