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chirée par les ronces, le corps couvert de contusions. Je ne me plaignais pas à mes parents, retenu par la crainte de persécutions plus cruelles, et puis, comme Mme Robin ne parlait de moi qu’en termes affectueux et admiratifs, ma mère l’aimait davantage de me tant aimer.

— Allons, mon petit Albert, sois gentil avec Mme Robin… Elle est si bonne pour toi.

Cette recommandation, qui revenait à chaque instant, m’exaspérait, me révoltait dans tous mes sentiments de justice. Mais que faire à cela ? On ne m’eût pas cru ; si j’avais parlé, on m’eût peut-être puni.

Tous les jours, sauf le jeudi, les Robin venaient passer la soirée chez nous. Ma mère et Mme Robin se livraient à des travaux d’aiguille, causaient de leurs affaires de ménage, se lamentaient sur la cherté croissante de la viande.

— Et le pain, qu’on ne taxe plus !… N’est-ce pas une indignité ?… Aussi est-ce étonnant de voir sur le dos de Mme Chaumier, la boulangère, des châles comme nous n’en portons pas, nous autres ?… Dame ! avec notre argent !

Ce mot : l’argent, tintait sur leurs lèvres avec une persistance qui m’agaçait, qui me gênait, autant qu’un mot obscène.

Quant à M. Robin et à mon père, ils jouaient au piquet, très graves, méditatifs, préparant, dans un silence hostile, des capotes formidables et de prodigieux quatre-vingt-dix. Parfois, ils s’entretenaient de