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cuisine. Il surveillait les fricots, goûtait aux sauces, inventait des plats compliqués, mangeait avec des goinfreries insatiables, qui donnèrent à sa chair des réveils terribles, douloureux, épuisants.

Pendant dix années, il vécut ainsi, effaré, haletant, sans une minute de répit contre les autres et contre lui-même, toujours ballotté du plus grossier désir au rêve le plus inexauçable, précipité des cimes que hantent les aigles seuls, jusque dans l’auge immonde où les porcs se vautrent. Cette période de sa vie fut une longue torture, et je m’étonne encore aujourd’hui qu’il n’ait pas tenté de s’y arracher par le suicide. Il avait dit à sa mère, et il se disait souvent :

— Je sens qu’il y a en moi des choses qui m’étouffent, et qui ne peuvent sortir.

Et je me suis demandé, quelquefois, quel homme aurait été mon oncle, si ce bouillonnement de laves, laves de pensées, laves de passion, dont tout son être était dévoré, avait pu trouver une issue à son expansion ! Peut-être un grand saint, peut-être un grand artiste, peut-être un grand criminel !

Loin d’être engourdie par le narcotique de l’habitude, sa nature s’exaspéra de jour en jour. La colère prit chez lui une forme de véritable folie furieuse. C’était un navrant spectacle que de voir cet homme éloquent en arriver à ne pouvoir plus achever une phrase, et à ne se servir que de mots grossiers, vite noyés dans une broue d’épileptique. Son opinion sur les hommes, il la résumait, dans ce bruit, pareil à un éternûment.