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passait les nuits à l’affût, et ta tante se moquait de lui : « Eh bien, père François, et les loirs ? — Ah ! ne m’en parlez point, mam’zelle, c’est des sorciers, ben sûr… Mais j’les pincerai, tout d’même. » Ce fut ta tante qu’il pinça. On la punit sévèrement, parce que ce sont de vilains péchés que la gourmandise et la désobéissance. Quoiqu’elle fût espiègle — un vrai petit diable — Athalie ne se portait pas bien. Elle toussait beaucoup, et l’on craignait pour sa poitrine… Afin de la guérir, ta grand-mère lui faisait boire, tous les matins, une cuillerée d’huile de foie de morue. Ça n’est pas bon, l’huile de foie de morue, et, je te l’ai dit, ta tante était gourmande. Pour la décider, il fallait la croix et la bannière. Cependant, au bout de quelques mois, elle se trouva bien de ce régime ; les couleurs lui étaient revenues, sa toux diminuait. Ce qui ne l’a pas empêchée, plus tard, de mourir d’une phtisie pulmonaire. Elle avait des cavernes… Quand on a des cavernes, vois-tu, il n’y a rien à faire : il faut mourir un jour ou l’autre. Et les enfants qui ne sont pas sages, ont toujours des cavernes…

Pour donner sans doute à mon imagination le temps de peser ces paroles prophétiques, mon père avait l’habitude de s’arrêter un instant, à cet endroit de son récit. Il me regardait d’un air affirmatif, se mouchait longuement, et, tandis qu’un petit frisson me secouait le corps, à la pensée que moi aussi, comme ma tante Athalie, je pourrais bien avoir des cavernes, il poursuivait d’une voix joviale :