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Mon père se renversa sur le dossier de sa chaise, eut une grimace aux lèvres, se gratta la nuque.

— Oui, oui ! murmura-t-il, à plusieurs reprises… Tu as raison… Ça se peut !

La voix de ma mère prit un ton confidentiel.

— Écoute, je n’ai jamais voulu te le dire, pour ne pas te tourmenter… Mais je tremblais toujours d’apprendre un malheur… Tiens ! Verger, qui a tué l’archevêque, Verger était un prêtre aussi, un fou, un exalté, comme l’abbé Jules…

Mon père se retourna d’un mouvement brusque. Une épouvante était dans ses yeux. Il semblait que, tout d’un coup, son regard eût plongé dans un abîme plein d’horreur. Frissonnant, il balbutia :

— Verger !… qu’est-ce que tu dis là ?… Verger !… sacristi !

— Eh bien ! oui, j’ai souvent pensé à cela… Jamais je n’ouvrais ton journal sans une angoisse au cœur… Est-ce qu’on sait ?… D’abord, dans ta famille, ils sont si originaux, tous !

La conversation cessa, et un grand silence de nouveau s’établit.

Au dehors, le vent sifflait, secouait les arbres, et la pluie s’était remise à tambouriner sur les vitres. Mon père, le visage bouleversé, regardait le feu mourir ; ma mère, songeuse, plus pâle d’avoir tant parlé, avait les yeux perdus dans le vide familier. Et moi, dans cette salle à manger, à moitié baignée d’ombre, dans cette salle sans meubles, aux murs nus, aux fenêtres