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EN ROUTE


(Train direct de Paris au Havre. Un wagon de première classe. Une femme de quarante-cinq ans environ, massive, impotente, occupe un coin. Costume mi-élégant, mi-provincial ; petite moumoute blonde, très frisée sur le front ; chapeau surchargé de fleurs. À côté d’elle, un paquet de cannes. Dans le filet, au-dessus d’elle, un autre paquet de cannes et un nécessaire de voyage, recouvert d’une gaine en toile noire. En face d’elle, son mari occupe l’autre coin. Cinquante-cinq ans ; maigre figure longue et sanguine, encadrée de favoris blancs, très soignés ; nez cruel en bec de corbeau ; des yeux noirs et vrilleurs dont le regard s’aiguise entre des paupières boursouflées ; lèvres minces, toujours humides ; menton volontaire. La tenue est « correcte ». Il a l’apparence d’un ancien fonctionnaire, ou d’un magistrat. Toutes ses allures évoquent une vie infâme et respectable. À côté de lui, un voyageur quelconque, celui qu’on rencontre toujours, lit le Temps. À l’autre coin, du même côté, un autre voyageur quelconque, — le même être vague et sans cesse coudoyé — lit les Débats. La portière, sur le quai, est ouverte. Des gens passent, s’arrêtent, repartent, se hâtent, s’effarent, les bras raidis par de lourds paquets.)


La grosse dame (à son mari)

As-tu pensé aux nonnettes !