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XIII

Je venais d’atteindre ma majorité, quand ce grand malheur que j’ai conté fondit sur moi. Cette année-là, aussi, j’avais tiré au sort ; mais la débilité de ma constitution, la faiblesse de ma poitrine firent que je fus réformé. Ma famille n’eut même pas la ressource espérée, que je devinsse soldat, ce qui eût été un débarras pour elle. Mon pauvre père disait :

— Si la malechance veut qu’il ait un mauvais numéro… eh bien, il faudra se faire une raison.

Ma pauvre mère disait :

— Ce serait presque à souhaiter… Ça le déniaiserait peut-être !…

Mon pauvre père disait encore :

— Qui sait ?… Il ferait peut-être sa carrière dans l’armée ?

Ma pauvre mère disait encore :

— Il pourrait peut-être devenir sergent !

Ces espérances furent déçues. Je me souviens de la déconvenue de ma mère, de la grimace qui plissa ses lèvres, quand, revenant du conseil de révision, mon père dit :

— On n’a pas voulu de lui !

On n’avait même pas voulu de moi pour cette vie dégradante de la caserne, pour ce torturant métier de soldat ! On ne m’avait même pas trouvé bon pour ça !… Oh ! le regard qu’ils me jetèrent !

Aussi faible d’esprit que de corps, je ne défendis pas mes intérêts dans la succession qui nous échut d’une façon si terrible et si imprévue. Je laissai mes sœurs et