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X… habite une ancienne abbaye, perchée au sommet d’un pic. Mais pourquoi dans ce pays de tranquilles plaines, où nulle autre convulsion de sol ne s’atteste, pourquoi ce pic a-t-il jailli de la terre, énorme et paradoxal cône solitaire ? La destinée bizarre de mon ami devait, par une inexplicable ironie, l’amener dans ce paysage spécial, et comme il n’en existe peut-être pas un autre nulle part. Cela me parut déjà bien mélancolique. De l’abbaye, il ne reste qu’une sorte de maison, ou plutôt, d’orangerie, basse et longue, surajoutée sous Louis XIV, au bâtiment principal, dont les quatre murs, croulants, retenus dans leur chute par une couche épaisse de lierre, seuls, demeurent. En dépit de sa retraite, et de l’état d’abandon où la laisse son propriétaire, la maison est charmante, avec ses fenêtres hautes, son large perron, et son toit mansardé, que décorent des mousses étrangement vertes. Tout autour, des pelouses libres où se croisent des allées de tilleuls, des parterres fleuris de fleurs sauvages, des citernes qui, dans les broussailles, ouvrent des yeux profonds et verdâtres, des terrasses ombrées de charmilles et de grands arbres, de grands massifs d’arbres qui font sur le ciel des colonnades, des routes ogivales, de splendides trouées sur l’infini. Et l’on semble perdu dans ce ciel, emporté dans ce ciel, un ciel immense, houleux comme une mer, un ciel fantastique, où sans cesse de monstrueuses formes, d’affolants faunes, d’indescriptibles flores, des architectures de cauchemar, s’élaborent, vagabondent et disparaissent… Pour s’arracher à ce grand rêve du ciel qui vous entoure d’éternité silencieuse, pour apercevoir la terre vivante et mortelle, il faut aller au bord des terrasses, il faut se pencher, presque, au bord des terrasses. Au pied du pic coule une rivière traversée d’un barrage que frange d’écume l’eau bouillonnante. Deux écluses dorment dans leurs cuves de pierre ; deux chalands s’amarrent au quai. Sur le chemin de halage, quelques maisons s’échelonnent, quelques hangars dont on ne