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la pâte, et il me semblait que j’étais couché sur les grèves, et que je suivais d’un œil charmé le vivant rêve qui monte de l’eau brillante et se perd, à travers l’infini, par delà la ligne d’horizon confondue avec le ciel.

Aucun n’aura mené une existence plus belle que M. Claude Monet, car il a incarné l’art dans sa propre chair, et il ne vit qu’en lui et par lui, d’une vie de travail incessante et rude. Admirable et curieuse folie qui est la sagesse suprême, car il aura connu des joies suprêmes que bien peu connaissent. Paris ne pouvait convenir, avec sa fièvre, ses hâtes, ses vaines intrigues, à un contemplateur obstiné, à un passionné de la vie des choses, comme l’est M. Claude Monet. Il habite la campagne dans un superbe paysage, en constante compagnie de ses modèles ; et le plein air est son unique atelier. Aucun n’est plus orné de richesse que celui-là. On peut le voir, installé dès l’aube, qu’il neige, qu’il vente, que le soleil monte sur la terre, en nappe de feu, cherchant des nouveaux horizons, impatient de découvrir quelque chose de mieux, de voir un dessin qu’il n’ait pas vu encore, de saisir un ton qu’il n’ait pas encore saisi. Aujourd’hui, il s’est remis aux figures. Et comme il inventa pour la vie des choses une poésie nouvelle, il découvrit, pour la vie des êtres, un art qui n’avait pas encore été tenté jusqu’ici. En attendant, il ignore qu’il y a un Salon, des Académies, qu’on décore les artistes, et il poursuit loin des coteries, des intrigues, la plus belle et la plus considérable parmi les œuvres de ce temps.

Octave Mirbeau.