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mère, tout à coup, j’ai vu la photographie de mon juge… C’est bien lui, car son nom est écrit au bas du portrait, sur une bande de papier… Bien qu’il soit très vieux, aujourd’hui, c’est à peine si sa physionomie a changé. Il est un peu plus chauve, un peu plus tassé ; ses joues se sont amollies et tombent ; et les poches de ses yeux se sont davantage boursouflées… Mais le regard est exactement le même, ce regard de passant obscur où, jadis, j’avais vainement cherché un reflet d’humanité, un enthousiasme, une passion, ou du crime !… Je vois qu’il est monté en grade, et qu’il occupe une des plus hautes fonctions de la magistrature. Sur combien de têtes d’innocents a-t-il marché, par quel dédale d’obscurs couloirs a-t-il passé… devant quelles puissances a-t-il courbé son échine si souple en face des grands, si raide en face des petits, avant d’avoir atteint ce sommet où plane, maintenant, sa robe rouge !… Il m’est impossible de deviner son histoire dans son regard qui n’exprime rien… Elle fut sans doute infime et banale, comme celle de tous les hommes en place… Car, il s’agit pour tout le monde de conquérir, au prix des plus viles actions, des places toujours meilleures… Pourquoi accabler ce juge d’un crime que tous commettent, et que, moi-même, dans une petite sphère, j’ai commis, comme les autres, et dont je n’ai jamais eu de remords ?…