Page:Mirbeau - Chez l’Illustre écrivain, 1919.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous serez demain dans les journaux, peut-être… Si jeune !… Moi, j’ai quarante-quatre ans. Et jamais je n’ai été dans les journaux…

Et la mère, d’une voix étrange, où il y avait du regret, des protestations contre le sort, une rancune sourde contre l’effacement, l’anonymat de son mari, dit aussi :

— Et tu n’as jamais été du jury !…

Il me semble que toutes ces choses sont d’hier. Bien que des années et des années aient passé sur ces vieux souvenirs, je les ai toujours présents à l’esprit. Les brumes de la distance et du temps ne les ont point effacés… Ils restent aussi précis, nets et clairs, que si les visages et les images qui les fixèrent étaient encore devant moi… Et, cependant, j’ai cinquante-huit ans, c’est-à-dire des siècles, cinquante-huit siècles, par la façon dont j’ai vécu… Car je n’ai vécu que par la pensée, ne donnant aux événements extérieurs et aux hommes qui les accomplissent ou qui les font naître, qu’une part minime de mes réflexions… À quelles fins et comment, au milieu de tant de poussières, tout cela que j’ai raconté s’est-il conservé en moi ?… Et pourquoi trouvé-je dans le récit de ces petits faits que j’aurais dû oublier une sorte de joie amère et puissante ?… Je n’en sais trop rien !… C’est peut-être comme un désir de vie qui remonte en moi, du fond de l’exil de moi-même ; c’est peut-être le regret d’avoir tout sacrifié à des rêves