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C’est que je sentais naître en moi un sentiment encore confus, un sentiment qui, par la suite, fut la philosophie de mon existence et que je puis traduire ainsi : « Il faut être toujours pour ce qui vit, contre ce qui est mort ».

Quant à moi, fort de mon innocence, ignorant encore ce que l’appareil judiciaire recouvre de ruses, de parti pris et de mensonges, je n’avais aucune peur… Je m’étais habitué à l’hostilité de ces murs, de ces couloirs, de ces visages, et ce fut d’une chair tranquille et d’un cœur indifférent que j’entrai chez le juge d’instruction.

C’était un petit homme gras et rose, un peu chauve, sans lunettes, sans barbe et dont la main gauche, vulgaire, boulue et courte, était ornée de bagues barbares. Un être quelconque, un passant, rien !… Oui, cet homme qui jugeait les hommes, qui disposait, à sa volonté, de leur fortune, de leur honneur et de leur vie, me parut être cette apparence vague, cette ombre anonyme, ce furtif reflet d’humanité, qu’on appelle un passant… Ni sur lui, ni en lui, il ne portait aucun signe physique ou moral de sa puissance formidable… Il était juge, comme il aurait pu être médecin, épicier, notaire ou restaurateur… En vain, je cherchai en lui quelque chose par où il dépassât le niveau du contribuable et de l’électeur. Je n’y trouvai que les tares ineffaçables de la médiocrité… Il ne me troubla pas.