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bras, pour des suppressions nécessaires, pour des équilibres vitaux indispensables… Il y a des assassinats que je ne m’explique que comme une sorte de volonté cosmique, que comme un rétablissement d’harmonie… Aux vivants forts et joyeux, il faut de l’espace, comme il en faut aux arbres sains, aux plantes vigoureuses qui ne croissent bien et ne montent, dans le soleil, leurs puissantes cimes, qu’à condition de dévorer toutes les pauvres, chétives et inutiles essences qui leur volent, sans profit pour la vie générale, leur nourriture et leurs moyens de développement… Est-ce qu’il n’en serait pas pour l’homme ce qu’il en est pour les végétaux ?… Et j’ai souvent protesté. « Mais non, mais non, disais-je… L’homme a une faculté de déplacement, et la terre est grande !… S’il n’est pas bien ici, il peut aller ailleurs… Le végétal, lui, est rivé au sol où le retiennent, enchaîné et captif, ses racines… Et puis, que sait-on ?… Et ne faudrait-il pas mieux abattre les gros arbres pour laisser aux petits qui meurent à leur ombre, plus d’air, plus de lumière ? »

Ce que je savais, par exemple, au moment où je rencontrai, entre les gendarmes, le malheureux camelot accablé, c’est que son crime ne m’effrayait pas, ne m’effrayait plus… Mieux, je le considérais comme une victime inconsciente de la nature… Et si j’avais pu le sauver du châtiment, je l’eusse fait avec une grande joie…