Page:Mirbeau - Chez l’Illustre écrivain, 1919.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Tu habites une maison ?… Tu as de la chance, toi !… Approche un peu, que je te voie mieux. Ton visage est tout brouillé… Quel âge as-tu ?

— Vingt ans… Et toi ?

— Oh ! moi, je n’ai plus d’âge !… Depuis trois années, les minutes me semblent si longues, si éternelles, que je crois bien que j’ai vécu, au moins, quarante ans !… Et je n’ai pas de maison non plus, je n’ai rien… Que fais-tu ?

— Je suis employé dans une maison de banque… Et j’aligne, sur des pages, des chiffres auxquels je ne comprends rien !…

— Tu as de la chance !

— Voilà seulement huit jours que je suis à Paris !… Et toi, qu’est-ce que tu fais ?

— Moi, je dors sur les bancs des jardins publics. Mais c’est un métier difficile et plein de dangers, j’y renonce. Autrefois, je chantais et je disais des vers dans des cabarets de Montmartre… Mais les vers étaient trop tristes… et j’étais trop mal vêtu !… On exigeait que j’eusse une redingote tombant sur mes talons, un pantalon à la houzarde, une cravate à triple torsion… et des cheveux je ne sais comment !… Au bout de quelques soirs, on n’a plus voulu de moi… et l’on m’a mis à la porte… Comprends-tu ?

— Je ne comprends pas bien ce que tu dis !… Tu chantais des vers ?…