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quelques sous dans ma poche, et y trouvant une pièce de cinq francs, je la donnai à la vieille, les yeux pleins de larmes… Alors, la vieille prit la pièce du même geste âpre et farouche avec lequel elle avait pris l’orange, sans me remercier, sans même me regarder… Et, barbotant dans les flaques, presque légère, elle traversa la rue et se précipita dans la boutique d’un marchand de vins où, bientôt, elle disparut… Et j’espérai… ah ! oui, je vous le jure, j’espérai avec ferveur qu’elle se saoulerait et qu’elle achèterait, avec ma pièce blanche, un peu d’oubli et un peu de joie !

J’examinai toutes les figures autour de moi… Oui, vraiment, c’étaient des figures de crime, parce que c’étaient des figures de faim… Combien y avait-il de ces souffrances, des souffrances pires, sans doute, parmi tous les guenilleux dont les salles du Dépôt étaient pleines !… Et je les aimai d’un immense amour !…

Cette nuit-là, dans cette abjecte prison, où il y avait de tout, assassins, vagabonds, voleurs, ivrognes, j’eus la révélation soudaine que la société cultive le crime avec une inlassable persévérance et qu’elle le cultive par la misère. On dirait que, sans le crime, la société ne pourrait pas fonctionner. Oui, en vérité, les lois qu’elle édicte et les pénalités qu’elle applique, ne sont que le bouillon de culture de la misère… Elle veut des misérables, parce qu’il lui faut des criminels pour étayer sa domination, pour