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ployés passent et me pressent : « Montez donc !… Montez donc !… » Je ne puis pas… Et le train s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques ricanent de mon impuissance ; une horloge électrique se moque de moi… Un autre train arrive, puis un autre… Dix, vingt, cinquante, cent trains se forment pour moi, s’offrent à moi, successivement… Je ne puis pas… Ils s’en vont, l’un après l’autre, sans qu’il m’ait été possible d’atteindre, soit le marchepied, soit la poignée de la portière… Et je reste, toujours là, les pieds cloués au sol, immobile et nu — pourquoi nu ? — devant des foules dont je sens peser sur moi les mille regards ironiques.

Ou bien, je suis à la chasse… Dans les luzernes et dans les bruyères, à chaque pas, se lèvent bruyamment des perdrix… J’épaule mon fusil… je tire… Mon fusil ne part pas, mon fusil ne part jamais… J’ai beau presser sur la gâchette. En vain ! Il ne part pas !… Bien souvent, les lièvres s’arrêtent et me regardent curieusement ; les perdrix s’arrêtent dans leur vol, devenu immobile, et me regardent aussi… Je tire… je tire !… Il ne part pas… il n’est jamais parti !

Ou bien encore j’arrive devant un escalier… C’est l’escalier de ma maison. Il faut que je rentre chez moi !… J’ai cinq étages à monter… Je lève une jambe, puis l’autre… et je ne monte pas !… Je suis retenu par une force incoercible, et je ne parviens pas à poser mes pieds sur la