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Ayant très peu vu, très peu vécu, mais beaucoup senti déjà, j’avais accumulé en moi, retenu en moi assez de formes différentes, assez de pensées et de sentiments divers pour me construire une existence silencieuse au dehors, violente et grondante au dedans, en somme, pleine de beautés plastiques et morales — du moins, je les jugeais telles… Cette existence, que je ne puis mieux comparer qu’à un temple dans un désert, je la peuplai de toutes sortes de choses et de toutes sortes de gens, faits de ce que j’avais saisi au passage, empruntés aussi à ce que j’avais lu dans les livres… Et mon imagination achevait le reste… Évidemment, cela était souvent incohérent et chimérique. Il y manquait, en plus de l’harmonie, la force créatrice de la réalité, mais je m’y amusai extrêmement. Et je ne tardai pas à développer en moi, chaque jour davantage, par un entraînement continuel, par une espèce de curieux automatisme cérébral, cette puissance d’idéation, cette frénésie d’évocation si extraordinaire, que mes rêves prenaient, pour ainsi dire, une consistance corporelle, une tangibilité organique, où mes sens se donnaient l’illusion parfaite de s’exercer, de s’exalter mieux qu’à des réalités ! J’ai connu, sans me rendre compte de leur mécanisme, et sans y aider autrement que par le cerveau, j’ai connu, dès l’âge de treize ans, des plaisirs sexuels d’une singulière complication et d’une acuité de possession telle, que je