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vait deux, cinq, dix, quinze, toutes raides, à la crête noire, sur le plancher des poulaillers… Et la brave femme se lamentait, Dieu sait comme, et elle pleurait, et elle criait :

— Les pauvres bêtes !… Les pauvres bêtes !

Mais ce n’était pas sur « les pauvres bêtes » qu’elle pleurait, c’était sur elle-même. Sur le conseil d’un hygiéniste, elle commença par désinfecter sa basse-cour ; puis, elle mit à part, à l’autre bout de sa propriété, dans une sorte de petit lazaret, les poules notoirement atteintes du mal… Elle les soigna avec un dévouement, ou plutôt, avec une ténacité surprenante. Le dévouement suppose de la noblesse, des qualités d’âme que n’avait point l’amie de ma mère ; la ténacité évoque tout de suite un intérêt cupide. En effet, si elle souffrait, si elle se désespérait de la maladie de ses poules, ce n’est point qu’elle les aimât d’avoir été gentilles, c’est que c’était pour elle pertes d’argent ou gains compromis !

Quatre fois par jour, elle se rendait au petit lazaret, avec toute une pharmacie compliquée et bruyante… Et c’était une grande pitié, vraiment, que de voir ces misérables poules, le dos rond, la plume triste et bouffante, la tête basse, rester immobiles, des journées entières, à regarder quoi ! Elles ressemblaient à ces pauvres malades qui se navrent, sur des bancs, dans des jardins d’hospice…