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bilité de son intelligence, au but de son désir, à l’harmonie de sa forme ?

Et puis, refuser de la spontanéité, c’est-à-dire de la volonté, de la conscience, aux bêtes, me semble une proposition purement injurieuse et parfaitement calomniatrice.

Entre autres faits effarants, angoissants, que je pourrais citer, en voici un auquel il me fut donné d’assister, et qui fit sur moi une telle impression que, depuis, je ne peux plus voir, sans remords, passer un troupeau de bœufs, et qu’il ne m’a plus été possible de manger du poulet.

Ma mère avait une amie qui élevait des poules en grande quantité ; vous pensez bien que ce n’était pas pour son plaisir qu’elle les élevait : elle les élevait pour les engraisser, les malheureuses bestioles, et pour les vendre. C’était une femme très méchante, et qui n’avait dans l’âme aucune générosité. Avoir tenu dans ses mains un être quelconque, un être avec un cœur qui bat et des yeux qui regardent, et des veines qui charrient la chaleur et la vie, et livrer cet être au couteau !… n’est-ce pas une chose monstrueuse ?… Mais voilà un genre de réflexion que la brave femme ne faisait jamais !…

Un jour, elle s’aperçut, avec stupeur, que sa basse-cour était ravagée par la diphtérie. Ses poules mouraient, mouraient, comme les mouches en novembre. Tous les matins, on en trou-