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elle ne retourna, le soir, au bord de la rivière, s’enivrer l’âme aux bruits charmeurs de l’eau, et aux blancheurs nacrées de la lune…

Durant cette période de ma vie, je n’aimai qu’une chose : les livres. Mais que de difficultés pour s’en procurer dans une petite ville morte et stupide, où presque personne ne lisait, et où, d’ailleurs, renfermé dans ma chambre, toujours, comme je l’étais, je ne connaissais pour ainsi dire personne, je ne parlais à personne, qu’à des pauvres, lesquels ne lisent jamais rien… Je n’aimai aussi qu’un seul être, et il arriva que cet être que j’aimai était un chien.

Un soir, mon père revenant de ses tournées à travers les bois, nous ramena un chien. C’était un petit chien à taches jaunes et blanches, très laid, très maigre et très craintif. Il avait le poil triste et sale et il boitait de la patte de derrière, mais comme il me parut joli dans sa laideur, si tant est qu’un chien, ou une bête quelconque, puisse jamais être laid. Dans la nature, rien n’est laid que l’homme, du moins rien ne nous paraît laid que l’homme, parce que nous savons ce que l’homme pense et dit… Et nous trouvons belles les fleurs et les bêtes, parce que nous ne comprenons rien à ce qu’elles pensent et à ce qu’elles disent. En deux mots, ce chien était un résumé de toutes les races de chiens, j’entends les races pauvres et vagabondes. Il appartenait à cette catégorie de chiens prolétaires qu’on appelle des loulous.