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je dévorais, et bien qu’ils fussent presque tous d’une grande stupidité, ils développèrent en moi le goût de réfléchir et de penser.

Le jeudi était jour de marché ; mon père ne s’absentait pas ce jour-là, et M. Narcisse n’avait pas de classe. Bien souvent, il venait me chercher et nous allions nous promener tous les deux sur le cours ou dans la campagne. J’en étais arrivé à l’aimer véritablement. C’était un excellent garçon, très timide, très naïf, et très bête. Oui, aujourd’hui, j’ai la sensation qu’il était très bête ; mais, à cette époque, il m’apparaissait comme quelqu’un de très considérable parce qu’il parlait quelquefois de choses que je ne savais pas et que je supposais magnifiques. Le plus souvent, il m’interrogeait sur ma mère, sur ce qu’elle avait fait, sur ce qu’elle avait dit de lui. Et il semblait aussi très préoccupé de l’opinion de mon père à son égard. Mais j’avais beau lui affirmer que mon père n’avait pas plus d’opinion sur lui que sur n’importe qui ou sur n’importe quoi, il ne voulait pas le croire. Et il me répétait toujours :

— Si votre père parle de moi avec méchanceté, il faudra me le dire… Votre père doit être très violent. Quand je le rencontre dans son cabriolet, avec sa peau de chèvre sur le dos, il me fait peur.

Et nous terminions nos promenades en cueillant des bouquets dans les champs, de pauvres bouquets que je rapportais à ma mère, qui