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tout de suite, vaincu. Quand il rentrait de ses longues courses, transi de froid et la faim au ventre, il commençait par recevoir sur le dos une grêle de reproches, bien avant qu’il eût rien dit.

— Qu’est-ce que tu as encore fait aujourd’hui ?… Tu t’es encore fait mettre dedans, bien sûr !…

— Mais, ma bonne, mais, ma bonne…

— Il n’y a pas de ma bonne !… C’est dégoûtant d’avoir un mari si bête !… un homme stupide qui ne sait qu’apporter la misère dans son ménage. Et le petit ? que veux-tu que nous en fassions du petit ? Je n’ai même pas pu lui acheter une paire de chaussures ! Quand on est un idiot, on n’a pas d’enfant !…

— Mais, ma bonne…

— On n’a pas d’enfant ! C’est une honte, te dis-je !

Ces scènes se reproduisaient presque tous les soirs. Mais mon père en avait acquis l’habitude. Elles glissaient sur lui comme les averses sur un parapluie. Et, le dos rond, le visage indifférent, il se mettait à table et dévorait silencieusement sa soupe.

La plupart du temps, j’étais couché, lorsque mon père rentrait. Mais si, par hasard, je ne l’étais pas, c’était même chose pour moi, car il ne m’adressait pas la parole, dans la crainte de déplaire à sa femme. Et il m’embrassait, pour la