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amour. Je crois avoir dit qu’au point de vue intellectuel et moral, c’étaient de pauvres diables. Je ne parlerai pas de mon père, qui était un être faible, et sans autorité dans la maison. D’ailleurs, je le vis très peu. Il partait le matin dès l’aube, courant les sentes et les adjudications de bois, et ne rentrait que le soir, souvent fort tard. Je ne connus, pour ainsi dire, que ma mère. Elle ne m’aimait pas ; du moins elle semblait ne pas m’aimer. Elle n’avait jamais pour moi que des paroles aigres ; et des paroles elle passait facilement aux taloches. C’était une petite femme sèche et très nerveuse qui ne pouvait supporter l’agitation d’un enfant. Elle m’obligea au silence et à la solitude. Dès que je faisais mine de parler, elle me fermait la bouche par ces mots prononcés d’une voix coupante : « Un enfant ne doit jamais parler ». De très bonne heure, j’appris à vivre en moi, à parler en moi, à jouer en moi. Et j’avoue que ce ne me fut pas très douloureux. C’est à cette enfance silencieuse que je dois d’avoir acquis cette puissance de pensée intérieure, cette faculté de rêve, qui m’a permis de vivre, et de vivre souvent des vies merveilleuses.

Mon père gagnait péniblement l’existence du ménage. Il ne faisait pas, comme on dit, de très bonnes affaires ; il en faisait même souvent de mauvaises. Et c’était entre ma mère et lui des disputes continuelles, dans lesquelles il s’avouait,