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— Nous ne nous quitterons plus jamais.

— Nous sortirons toujours ensemble.

— Oui ! oui ! oui…

— Ah ! vois-tu, on ne se comprend bien qu’au contact du malheur !

— Aimons-nous… aimons-nous…

Ce furent des serments solennels. Notre douleur s’adoucissait de tant d’extases ! Je trouvais ma femme divinement belle, tant l’amour la transfigurait !…

Deux jours après, je reprenais ma place sur le fauteuil Voltaire du salon ; ma femme reprenait sa place devant le petit bureau en faux bois de rose. Et elle m’injuriait d’une voix plus aigre encore qu’autrefois… Et, plus inerte, plus silencieux, plus lointain que jamais, je ne l’écoutais pas.

Je ne l’écoutais plus !…

Avant de poursuivre mon récit, je voudrais remonter en arrière, dans mon enfance. Je n’ai pas la prétention de penser que ma vie ait quelque intérêt historique ou autre. Et ce n’est pas par orgueil que j’écris ces souvenirs. Mais je crois que toute vie, même celle d’un être anonyme et obscur comme je fus, a toujours, pour celui qui sait lire, un intérêt humain.

Je suis né dans une petite ville de Normandie, sale et triste. Mes parents, qui étaient marchands de bois, ne s’occupèrent pas de mon éducation. Ils m’avaient créé sans joie ; ils m’élevèrent sans