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bellis à nouveau de les aimer, selon leur chair et selon leur âme, éperdûment !

Croyez aussi que je ne négligeais pas mon esprit, au bénéfice de mes sensualités. Bien au contraire, je le cultivais avec soin… Après le dîner, toujours silencieux de ma part et souvent bruyant de la part de ma femme, nous passions dans une petite pièce, ridiculement meublée qui nous servait de salon. C’est là qu’avait été transporté le piano, le piano fameux si disputé lors de notre contrat de mariage. Il y avait aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze doré, qui représentait les Adieux de Marie Stuart, sous un globe ! Mais rien, ni la jardinière en bois rustique, ni les chromolithographies qui ornaient les murs, ne m’était une offense ou un agacement… Ma femme s’installait, devant un petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait ses comptes de la journée ; ou bien elle raccommodait, avec une patiente vertu, d’ignobles chaussettes et de sales torchons. Moi, je m’étalais sur l’unique fauteuil — un fauteuil Voltaire recouvert de reps grenat, — et, les bras sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux fixés au plafond, je pensais. Oui, en vérité, je pensais ! Dédaignant les vaines éruditions, je créais des formes spirituelles, j’échafaudais les plus audacieuses philosophies, et bien des fois j’obligeai l’histoire, la science, les littératures, les morales, les religions et les cosmogonies, à