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Mon temps était donc partagé entre ma maison et mon bureau.

Ma maison !…

En dépit des taquineries et des irascibilités, de jour en jour plus agressives, de ma femme, je ne me sentais pas malheureux dans ma maison. Doué d’une puissance considérable d’abstraction, j’étais parvenu très vite à m’abstraire, non seulement de sa présence morale, mais encore — et c’était l’important — de sa présence matérielle. Les gens qui habitent près d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus entendre les sifflets et les roulements des trains… C’est ce qui m’advint, pour ma femme. Elle avait beau être laide, je ne la voyais plus ; elle avait beau glapir ses reproches éternels avec une voix aigre et perçante, je ne l’entendais plus. À force de volonté, je m’étais créé une vie intérieure si fortement close aux contingences du ménage, et aux extériorités de la vie, que je vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans cesse près de moi. Il m’arriva même, habitant la même chambre qu’elle, et couchant dans le même lit, d’oublier totalement que je fusse marié, et de reprendre mes rêves d’autrefois… Les princesses aux lourdes robes de brocart, les vierges pâles dévorées d’amour mystique, les courtisanes aux cheveux d’or, à la peau peinte, toutes revinrent me visiter, plus splendides, plus hardies, plus savantes en caresses, et je m’em-