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ne résistais pas, heureux dans le fond d’esquiver les responsabilités, elle ne m’adressa plus la parole que pour me couvrir, me harceler de reproches que je ne méritais d’ailleurs pas… J’étais la cause de tout ce qui arrivait de fâcheux, la cause de la pluie, de la boue, de l’omnibus qu’elle avait raté, du petit bibelot qu’elle avait cassé, des incessantes disputes avec la femme de ménage. Et j’avais toujours à mes trousses, comme un roquet rageur, sa voix, sa voix colère, sa voix qui ne cessait pas une minute de m’en voyer avec les reproches habituels, toutes les variétés d’insultes domestiques…

Enfin, elle décida qu’elle aurait l’argent, comme elle avait déjà toutes les clefs, même celle de mon armoire à linge et de mon bureau. Et, tous les matins, pour me faire sentir mon servage, c’est elle qui me distribua les douze sous de mon omnibus…

Que m’importait d’entendre sa voix ? Je ne l’écoutais pas. Que m’importait de n’avoir pas d’argent ? Je n’avais aucun besoin, aucun vice antérieur, pas même le goût de la charité !… L’argent me dégoûtait. À force de manier l’or et les billets de ma caisse, j’en étais venu à le haïr. Il ne me représentait que de sales visages, de sales choses, des crimes !

Ma vie n’était ni dans ma maison, ni dans ma femme, ni dans l’argent ; ma vie était ailleurs : elle était en moi !