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et qui, toujours, avait dormi dans les limbes de la création !… Que ne l’ai-je réveillée ? Que ne lui ai-je ouvert les yeux aux splendeurs de la vie ? Le pouvais-je ?… Oui, j’ai aujourd’hui cette impression et ce remords que je le pouvais. Je le pouvais, car la vie était en moi, avec tous ses tumultes, et toutes ses flammes et toutes ses passions… Il n’était pas même besoin que je lui parlasse. On ne parle pas seulement par la voix ; on parle par le regard, par le geste et par la caresse. Il m’était facile de la prendre, dans mes mains, argile informe, et de la pétrir et de la modeler jusqu’à ce que l’argile devînt de la chair… du sang… de la pensée. Jamais son esprit, jamais son cœur n’avaient été mis en face d’une beauté et d’une émotion. Je devais lui donner mon esprit, et mon cœur, je devais la recevoir dans mon esprit et dans mon cœur, comme dans un palais plein de musiques, de danses, de fêtes et de fleurs !… Et je l’en ai chassée !

Et pourtant, elle avait pleuré ! La nuit de notre mariage, si petite, si pauvre, si douloureusement pauvre, avec sa face grise et son petit ruban bleu qui nouait ses cheveux de vieille, elle avait pleuré !… C’est donc qu’il y avait en elle une source de sensibilité, de souffrance, d’amour !…

Pourquoi ne les ai-je pas bues, ces larmes qui n’étaient pas des larmes de rage et de dépit, mais des larmes de tendresse, j’en suis sûr, des larmes d’imploration silencieuse ?… Pourquoi ce