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— C’est vrai !…

Et prenant ma main qu’il mit dans celle de Rosalie, il dit encore :

— Embrassez-vous, mes enfants !

Durant cette horrible soirée de fiançailles, il ne fut question que du « commerce qui ne va pas ». En vain j’essayai de rappeler à moi les visages glorieux, les bouches voluptueuses, les corps de beauté de mes amantes… Elles avaient disparu, et c’étaient le visage gris, la bouche grise, le corps effacé de Rosalie, qui les remplaçaient à jamais !…

Mon mariage fut quelque chose d’une ironie merveilleuse et, quand il m’arrive parfois d’y reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est toujours avec une vive gaieté. Cette gaieté, souvent, je me la reproche comme un sentiment bas et indigne de moi… Mais je n’en suis pas le maître. Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de cruel pour ma femme, pour son pauvre visage d’alors, pour sa pauvre intelligence, et que si elle est la créature imparfaite, inachevée, ridicule qu’elle est, ce ne fut pas de sa faute… Née de ces larves visqueuses, dans ce milieu rabaissant et borné, où ne passaient que des caricatures d’humanité et des déformations de la vie, comment aurait-elle pu être autre qu’elle n’était ? Est-ce que du chardon qui pousse entre les pierres peut sortir une belle rose éclose et nourrie dans les terreaux gras et chauds ?… Et puis,