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tique, car ce n’est pas seulement un objet déterminé que nous venons acheter chez lui, c’est une impression humaine qui s’échange, sans que l’on s’en doute, entre deux êtres dont l’un veut tromper l’autre et qui doivent lutter d’intelligence ou de grâce physique. Quand il entre dans un magasin, l’acheteur n’aime pas se trouver en présence de visages répugnants. Il en conçoit aussi tôt une méfiance, et son humeur devient agressive. Lui offrît-on, à un compte excessivement avantageux, les meilleures et les plus belles marchandises du monde, il en discute avec acrimonie l’authenticité, la valeur et le prix, et, la plupart du temps, il s’en va sans avoir rien acheté. Du moins, c’est un sentiment que j’éprouve très violent, et dont je reconnais la parfaite justice. Jamais, moi si timide, je n’ai pu me décider à prendre un objet des mains d’une personne de qui ne me venait aucune émotion esthétique. Je n’en ai pris qu’un, hélas !… Et ce fut ma femme !…

Naturellement, les vieux amis de ma famille accusaient tout et tout le monde, hormis eux-mêmes, de la triste condition de leur existence commerciale et ils eussent été bien étonnés si je leur avais expliqué mes théories à ce sujet… Mais vous devez comprendre que je ne leur expliquais rien du tout… et que notre intimité si cordiale se bornait aux propos strictement indispensables, sans que jamais nous ayons eu à