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Alors que je bouleverse l’univers, que je fais passer à la refonte toutes les questions sociales, que je crée d’immenses poèmes, d’immenses philosophies, et des arts redoutables… un fauteuil recouvert de moleskine, une table de chêne, des livres, des registres, une clef, des titres et de l’or et de grands coffres, et un petit rouleau de papier buvard… voilà donc ce que je suis, et dans quel milieu, et parmi quels objets, je me meus !…

Je suis semblable à ce bout de terre ingrate et stérile, où pas un brin d’herbe, pas une fleur ne poussent, où il n’y a que des cailloux et des écorchures lépreuses, et dans les profondeurs de laquelle bouillonnent des laves terribles, et couvent des feux formidables qui ne s’éteindront jamais, et dont, jamais, personne ne soupçonnera l’effrayante beauté !…

Quand je rentre de mon bureau, le soir, marchant à pas menus, les épaules effacées, un peu courbé, un peu cagneux, et de visage si impersonnel que j’en deviens invisible, c’est pour moi une chose douloureuse, inexprimablement douloureuse de voir qu’aucun être humain ne me regarde et ne se doute que je porte en moi toutes les forces cosmiques de la nature et toutes les flammes de l’humanité !…

Et quand je rentre à la maison, dans mon appartement si pauvre, si froid, si anonyme lui aussi, c’est pour entendre ma femme glapir,