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siaste, aussi passionné en toutes choses, aussi véritablement et profondément vivant que je le fus : mon esprit est un vaste réservoir de forces créatrices, de justice et de beauté ! Il y avait, il y a encore en moi un ardent foyer de pensées violentes et de bouillonnants désirs… J’ai connu toutes les audaces, et j’ai rêvé d’accomplir — et j’ai accompli, toutes les grandes choses… Non dans le rêve où tout se déforme, s’estompe en nuées, se dilue en vapeurs, mais dans la vie !… Personne ne fut plus que moi dans la vie, au centre de la vie, personne ne fut plus contemporain de soi-même, que moi !… Dans les lettres, dans les arts, dans la science, dans la politique, dans la révolution, j’ai participé à tout, et j’ai reforgé le monde à la forge inextinguible de mon cœur…

Eh bien ! je suis ce phénomène inconcevable. Je crois que jamais un homme ne se rencontra aussi chétif, aussi effacé, aussi tremblant, aussi silencieux que moi… Il n’y a pas, j’en suis sûr, d’exemple d’un homme plus dénué que je le suis de moyens physiques capables de donner l’essor à tout ce qui se crée et fermente en lui, de donner une forme extérieure à ses exaltations ! J’ai été l’éternel prisonnier de moi-même, malgré moi-même, et pas une minute je n’ai pu me libérer de moi-même, me libérer de ma bouche, de mes yeux, de mes doigts, de mon or et de mon corps caissier !…