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dos courbé, l’allure à la fois indolente et crispée d’un caissier !

D’un caissier !

Et c’est juste !… Quelle autre face, quel autre dos, quelle autre allure pourrais-je avoir puisque, depuis vingt-cinq ans, je suis celui, en effet, qu’on nomme un caissier ? Puisque toute la journée, toutes les journées de ces vingt-cinq années, j’ai vu, par le rectangle grillagé d’un guichet, j’ai vu se succéder les mêmes figures arides, les mêmes figures grimaçantes et les sales passions, et les ignobles désirs, et de la vénalité, et du vol, et du crime, toutes les tares bourgeoises et tout ce que contient d’égoïsme féroce, de rapacité sournoise, de meurtre, de charité et de lâcheté, l’âme du gros capitaliste aussi bien que celle du petit rentier, et du prêtre, et du soldat, et de l’artiste, et du savant, et du pauvre — ah ! le pauvre servile ! — tout cela éclairé des reflets sinistres de l’or que je leur distribuai !… Et leurs mains, toutes leurs mains !… Ah ! toutes leurs mains, ah ! l’horreur de toutes leurs mains sur les petites tablettes des guichets !

Ma destinée aura été vraiment d’une exceptionnelle ironie… Je puis le dire, moi seul qui me connais, moi seul qui sais ce que je suis, derrière mes lèvres vides et la peau morte de mes yeux, je puis le dire, avec un sûr orgueil : Jamais il n’exista un être humain aussi enthou-