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croisé avec moi-même, comme on se rencontre et comme on se croise avec un inconnu !

Ah ! le pauvre visage !… Et qu’il me désole !… Aucun néant, aucune mort, aucune cendre, ne peuvent donner l’idée du pauvre visage que je suis !

Ma peau est jaune, de ce jaune étiolé, de ce jaune malsain, de ce jaune malade qu’ont les plantes enfermées. Pourtant, mes pommettes conservent encore, ici et là, quelques zébrures roses, d’un rose aqueux, ce qui prouve que si faible, si délayé, si délayé qu’il soit, un peu de sang circule en moi. Mes veines ne sont pas encore tout à fait des tuyaux vides… Par exemple, mes yeux sont morts ; aucune flamme n’y parvient ; aucune lueur ne brille, aucun reflet ne glisse sur leurs globes éteints… Ma bouche est si mince, si desséchées sont mes lèvres qu’on dirait que jamais aucune parole ne passa sur elles, aucune parole d’amour, d’espérance ou de haine. Elles sont muettes comme une source tarie, ou plutôt elles sont pareilles à la margelle d’un puits dans lequel il n’y eut jamais d’eau fraîche, dans lequel il n’y eut jamais d’eau… Mes doigts me font pitié, me font horreur. À force de manier de l’or, de compter de l’or, de peser de l’or, à force d’épingler des billets de banque et de ranger des titres dans des coffres de fer, mes doigts ressemblent à des griffes, à des serres d’oiseau de proie, même lorsqu’ils tiennent une fleur !… Et j’ai la face méfiante, le