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suis heureux de les voir tels, car ils renforcent mon mépris pour les hommes et pour leurs curiosités stupides… J’attendrai donc ici, avec tranquillité, que tu sois raisonnable et que les choses aient changé…

La foule devenait de plus en plus amusée. Elle prenait parti pour le petit âne contre l’homme, car c’était, exceptionnellement, une bonne foule, qu’animait l’esprit de justice… Et cela enrageait un peu l’homme, et cela le blessait dans son lourd amour-propre d’homme, vaincu par l’esprit d’une petite bête…

Il se pencha sur l’âne, essaya de le prendre à bras-le-corps, de le soulever, de le remettre sur ses jambes. Mais l’âne opposait une inertie incoercible à tous les efforts de l’homme. L’âne était, dans les maladroites étreintes de l’homme, aussi mol et fuyant, aussi inconsistant qu’un chiffon ou qu’une poignée d’étoupe… Dès qu’il se sentait un peu soulevé de terre, alors, tous les muscles détendus, toutes les articulations désunies, tous les membres ballants, il se laissait retomber comme une masse, comme un paquet de matière inerte… aux applaudissements de la bonne foule, qui clamait :

— Bravo, l’âne !… Bravo, le petit âne !

Haletant, suant, rouge de fatigue et de honte, vingt fois l’homme s’acharna. Et vingt fois l’âne s’échappa des bras de l’homme. Dès que l’homme, après un violent effort, était parvenu