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tants ajustent à la tête l’un de l’autre un coup mortel, leurs fatales mains ne comptent pas en frapper un second, et ils échangent d’affreux regards : comme quand deux noires nuées, chargées de l’artillerie du ciel, viennent mugissant sur la mer Caspienne ; elles s’arrêtent un moment front à front suspendues, jusqu’à ce que le vent leur souffle le signal de se joindre dans leur noire rencontre au milieu des airs. Les puissants champions se regardent d’un œil si sombre, que l’enfer devint plus obscur au froncement de leur sourcil ; tant ces rivaux étaient semblables ! car jamais ni l’un ni l’autre ne doivent plus rencontrer qu’une seule fois un si grand ennemi[1]. Et maintenant auraient été accomplis des faits terribles dont tout l’enfer eût retenti, si la sorcière à serpents qui se tenait assise près de la porte infernale, et qui gardait la fatale clef, se levant avec un affreux cri, ne se fût jetée entre les combattants.

« Ô père ! que prétend ta main contre ton unique fils ? Quelle fureur, ô fils ! te pousse à tourner ton dard mortel contre la tête de ton père ? Et sais-tu pour qui ? Pour celui qui est assis là-haut et qui rit de toi, son esclave, destiné à exécuter quoi que ce soit que sa colère, qu’il nomme justice, te commande ; sa colère qui un jour vous détruira tous les deux. »

Elle dit : à ces mots le fantôme infernal pestiféré s’arrêta. Satan répondit alors par ces paroles :

« Ton cri si étrange et tes paroles si étranges nous ont tellement séparés que ma main, soudain arrêtée, veut bien ne pas encore te dire par des faits ce qu’elle prétend. Je veux auparavant savoir de toi quelle chose tu es, toi ainsi à double forme, et pourquoi, dans cette vallée de l’enfer me rencontrant pour la première fois, tu m’appelles ton père, et pourquoi tu appelles ce spectre mon fils ? Je ne te connais pas ; je ne vis jamais jusqu’à présent d’objet plus détestable que lui et toi. »

La portière de l’enfer lui répliqua :

« M’as-tu donc oubliée, et semblé-je à présent à tes yeux si horrible, moi jadis réputée si belle dans le ciel ? Au milieu

  1. Le Christ.