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d’être sur ses gardes, et toujours debout, de peur que surprise par quelque belle apparence de bien elle, ne dicte faux et n’informe mal la volonté, pour lui faire faire ce que Dieu a défendu expressément.

« Ce n’est donc point la méfiance, mais un tendre amour qui ordonne, à moi de t’avertir souvent, à toi aussi de m’avertir. Nous subsistons affermis ; cependant il est possible que nous nous égarions, puisqu’il n’est pas impossible que la raison, par l’ennemi subornée, puisse rencontrer quelque objet spécieux, et tomber surprise dans une déception imprévue, faute d’avoir conservé l’exacte vigilance, comme elle en avait été avertie. Ne cherche donc point la tentation qu’il serait mieux d’éviter, et tu l’éviteras probablement si tu ne te sépares pas de moi : l’épreuve viendra sans être cherchée. Veux-tu prouver ta constance ? prouve d’abord ton obéissance. Mais qui connaîtra la première, si tu n’as point été tentée ? qui l’attestera ? Si tu penses qu’une épreuve non cherchée peut nous trouver tous deux plus en sûreté qu’il ne te semble que nous le sommes, toi ainsi avertie… va ! car ta présence, contre ta volonté, te rendrait plus absente : va dans ton innocence native ! appuie-toi sur ce que tu as de vertu ! réunis-la toute ! car Dieu envers toi a fait son devoir, fais le tien. »

Ainsi parla le patriarche du genre humain ; mais Ève persista. Et quoique soumise, elle répliqua la dernière :

« C’est donc avec ta permission, ainsi prévenue et surtout à cause de ce que tes dernières paroles pleines de raison n’ont fait que toucher : l’épreuve, étant moins cherchée, nous trouverait peut-être moins préparés ; c’est pour cela que je m’éloigne plus volontiers. Je ne dois pas beaucoup m’attendre qu’un ennemi aussi fier s’adresse d’abord à la plus faible ; s’il y était enclin, il n’en serait que plus honteux de sa défaite. »

Ainsi disant, elle retire doucement sa main de celle de son époux, et comme une nymphe légère des bois, Oréade, ou Dryade, ou du cortège de la déesse de Délos, elle vole aux bocages. Elle surpassait Diane elle-même par sa démarche et son