Page:Milliet - Une famile de républicains fouriéristes, 1915.djvu/202

Cette page a été validée par deux contributeurs.


Au bout de trois heures, la curiosité de l’auditoire semblait moins éveillée qu’au début.

La lecture de cet important mémoire durait seulement depuis trois heures, et M. Blakôdès s’apprêtait à étudier la valeur symbolique du lait de poule et les origines mystiques du fromage de gruyère chez les Hyksôs, quand il s’aperçut que la curiosité de son auditoire semblait déjà moins éveillée qu’au début. C’est avec une expression de dédain qu’il se hâta d’arriver à la conclusion : De hautes considérations morales l’empêcheront toujours de révéler au profane vulgaire ses importantes découvertes. Ce sont elles cependant, ajouta-t-il avec fierté, qui m’ont ouvert les portes d’or de la Renommée et qui m’ont valu la Présidence honoraire de l’Institut intermondial des Sciences occultes.

Ces plaisanteries étaient bien puériles, mais comme dit Topfer : « Aux choses folles, qui ne rit pas baille, qui raisonne se méprend, et qui veut rester grave en est maître ». — Il n’est peut-être pas complètement inutile de tourner en ridicule la fausse érudition.

Une autre fois, suivant les traces de La Bruyère, j’essayai de réunir sur une même figure différents traits, tous pris sur nature, mais empruntés à plusieurs modèles. C’est ainsi que je décrivis un vieil amoureux.


POLYPHILE

Je ne sais si le vieux Polyphile était encore jeune en 1830, toujours est-il que, poète romantique, il eut alors du vague à l’âme, et prit l’habitude de ne vivre que par l’imagination. Aujourd’hui son corps usé mérite assez bien le nom de « guenille ». Il porte lunettes, il a l’oreille dure et la mâchoire dégarnie. Il marche le dos voûté, et l’appui d’une canne est devenu nécessaire à ses pas chancelants. En vain il essaie de se redresser ; il ne fait plus illusion qu’à lui-même. Persuadé que « le cœur n’a pas de rides », et croyant toujours avoir vingt ans, il ne saurait entrevoir une jolie femme, sans en tomber sur le champ éperdument amoureux : Fleurs, quatrains, madrigaux et acrostiches sont les hommages qu’il rend à l’Objet aimé, manifestations surannées d’une flamme éteinte et de transports ralentis. Ses soupirs cherchent vainement à adoucir les rigueurs de la belle qui lui rit au nez. Son intelligence, active et lucide autrefois, s’est obscurcie ; rien ne l’intéresse plus, si ce n’est cette contrefaçon de l’amour. Par une habitude invétérée, sa main continue de retracer sur le vélin les tendres formules qui étaient à la mode à l’époque lointaine de sa jeunesse. Ses rêves passionnés et ses désirs chimériques flottent au hasard et se posent n’importe où : respectable matrone ou actrice évaporée, fille, femme ou veuve, noble dame ou cuisinière, tout lui est prétexte à sonnets ou à ballades. Polyphile possède ainsi tout un sérail imaginaire. Il courtise tour à tour ou simultanément la brune et la rousse ; son culte s’éparpille chez toutes les nymphes, chez toutes les Muses et chez toutes les vierges folles. Il a des vers pour Chloris, mais il en a aussi pour Margot ; son cœur éclectique est large comme la place de la Concorde. On prétend que Voiture avait à la fois sept maîtresses, Polyphile en a vingt… Cela ne fait de mal à personne.


De nos jours on ne connaît plus guère ce sentiment suranné et démodé qu’on appelait jadis le respect de la vieillesse. Il est vrai de dire qu’il y a beaucoup de vieillards peu respectables, et c’est peut-être là une excuse pour les jeunes moqueurs.