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JULES NORIAC

« Cet enragé de capitaine Morel, il n’est content que lorsqu’il est fâché. »

Pendant sa dernière année de service, le colonel, qui venait d’être nommé officier de la Légion d’honneur, donna un grand dîner auquel furent conviés les autorités de la ville et le corps des officiers. Comme il y avait des dames, il envoya chercher Morel.

« Capitaine, je donne à dîner lundi.

— Connu, colonel.

— Ayant pour vous une grande considération, je vous ai envoyé une lettre d’invitation.

— À moi comme aux autres, parbleu !

— Je vous ai, dis-je, envoyé une lettre d’invitation ; mais je viens vous prier de ne pas venir.

— Ah ! ah ! Et pour quelle raison, colonel, sans indiscrétion, me faites-vous subir cet affront ?

— Mon Dieu, capitaine, il n’y a point d’affront, puisque le refus viendra de vous ; mais des considérations que vous comprenez…

— Je ne comprends que la mienne ; enfin, faut voir.

— Sans doute. Eh bien, j’ai peur que votre manière de parler toute militaire n’effarouche ces dames.

— Mille tonnerres ! que la carcasse du diable m’étrangle des deux côtés si je comprends !

— Vous nous diriez ces choses-là à table. Vous savez que les bourgeoises sont un peu…

— Bégueules, quoi !

— Justement.

— Eh bien, colonel, c’est dit, je ne viendrai pas : je suis un teigneux, un galeux, un pestiféré ! c’est bon.

— Mais, capitaine…

— C’est bon ; après trente ans de service, onze campagnes, sept blessures, on me traite comme l’as de pique !