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l’utilitarisme

envers lequel il a de plus grandes obligations qu’envers le premier[1].

Mais pour en rester aux actions ayant le devoir pour motif, et soumises à la règle utilitaire, c’est mal interpréter cette règle que de penser qu’elle exige que l’homme ait toujours les yeux fixés sur une généralité aussi vaste que le monde ou la société. La grande majorité des actions tend au bonheur individuel dont est composé le bonheur général. La pensée des hommes vertueux ne soit pas s’égarer au-delà d’un cercle limité de personnes, elle ne doit le franchir que pour s’assurer qu’en faisant du bien aux unes, elle ne fait pas tort à d’autres. L’augmen-

  1. Un adversaire, dont c’est un plaisir de reconnaître la loyauté intellectuelle et morale (le Rev. J. Liewellyn Davis) s’est élevé contre ce passage en disant : « Le mérite de l’action faite pour sauver un homme change beaucoup, d’après son motif. Supposons qu’un tyran sauve son ennemi qui s’est jeté à la mer pour lui échapper, simplement pour pouvoir lui infliger les tortures les plus raffinées ; pourra-t-on dire que son action est moralement bonne ? Supposons encore qu’un homme trompe la confiance d’un ami pour épargner un mal à cet ami ou à sa famille : l’utilitarisme qualifiera-t-il de la même manière cette action que si elle était entreprise par un motif plus bas ? »
    J’admets que celui qui sauve un homme pour le torturer et le tuer ensuite ne diffère pas seulement par les motifs de l’homme qui sauve son semblable par devoir ou par pitié : l’acte lui-même est différent. L’acte du tyran n’est que le premier pas vers l’accomplissement d’une action beaucoup plus atroce que celle de laisser un homme se noyer. Si M. Davis avait dit que la valeur d’une action changeait, non d’après le motif, mais d’après l’intention, tout utilitaire aurait été d’accord avec lui. M. Davis a fait une confusion, trop générale pour ne pas être pardonnable, entre le motif et l’intention. Il n’y a pas de distinction que les utilitaires, Bentham le premier, n’aient pris plus de peine à rendre claire. La moralité d’une action dépend entièrement de l’intention, c’est-à-dire de ce que veut faire l’agent. Mais le motif, c’est-à-dire le sentiment qui fait vouloir agir de telle façon, lorsqu’il ne change rien à l’acte, ne change rien aussi à la moralité.
    Cette manière de voir change l’estimation morale que nous faisons de l’agent ; nous tenons compte de ses dispositions habituelles bonnes ou mauvaises, de son caractère particulier qui donne naissance à des actions utiles ou nuisibles.