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Et son vaste mouchoir attaché par un bout ;
Son grand chapeau de paille, en sa marche subite,
Comme une large feuille avec le vent s’agite
Et tombe sur son dos ou s’abat sur ses yeux.
Il porte un gros bâton : son air est soucieux.
Il se penche ; et, lavant ses mains à la fontaine,
Il s’assied sur la pierre auprès de Télimène :
Puis il parle en ces mots, appuyant son menton
Sur la pomme d’os blanc de l’énorme bâton :

« Maintenant que Thadée a fini ses études,
Ma sœur, je suis en proie à mille inquiétudes.
Je suis vieux, sans enfants ; et c’est ce grand garçon
Qui fait seul ici-bas ma consolation.
Il sera l’héritier de ma fortune. En somme
Il pourra dans mon bien vivre en bon gentilhomme.
Il est temps de songer à m’occuper de lui.
Mais comprenez, ma sœur, ma peine et mon ennui.
Jacek[1], mon frère aîné, le père de Thadée,
S’obstine, je ne sais dans quelle étrange idée,
A rester loin de nous, et même à son enfant
Il ne fait pas savoir qu’il est encor vivant ;
Mais il règle son sort. D’abord, c’est à la guerre
Qu’il voulait l’envoyer : ce qui ne m’allait guère.
Enfin il a permis qu’il restât parmi nous
Et qu’il se mariât. Pour ce futur époux
J’avais un bon parti. Nul dans le voisinage
N’égale pour le nom et pour le parentage
Le Président. Anna, sa fille aînée, est bien :
Jeune, jolie et riche, il ne lui manque rien.
C’était mon rêve. » Alors Télimène oppressée
Ferme son livre. Après s’être un peu redressée,

« Comme j’aime maman[2], dit-elle, y pensez-vous,
Mon frère ? Ces projets sont vraiment par trop fous !
Vous croyez pour Thadée être un dieu tutélaire
En lui faisant semer du blé noir dans sa terre ?
C’est un meurtre ! Et lui-même un jour vous maudirait.
Enfouir ce talent au fond d’une forêt !
Croyez-moi, son esprit en ressources abonde ;
Il est de ceux qu’on doit produire dans le monde.
Dans quelque capitale envoyez-le plutôt !

  1. C’est-à-dire Hyacinthe (v. Livre II).
  2. Voyez la note du Livre II sur ce dicton de Télimène.