Page:Mickiewicz - Thadée Soplitza, trad. Gasztowtt.pdf/247

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 237 —

C’est le coup Rembaïło : c’est mon invention !
Même de coup « mon maître » il a reçu le nom.
De qui le tenez vous, morbleu ? C’est ma trouvaille ! »
Il se relève, il a dressé sa haute taille,
Embrasse Kniaziewicz, et dit : « Je puis mourir !
O mon enfant ! Quelqu’un pourra te recueillir.
Ce souci m’empêchait de fermer la paupière :
Après ma mort tu vas te rouiller, ma rapière !
Lui disais-je. Eh bien, non ! Général, décrochez
Ces broches d’Allemands, ces joujoux, ces hochets !
Mon vieux sang polonais se révolte et se cabre
A cette mascarade : un noble, et pas de sabre !
Je le mets à vos pieds ; ne le refusez pas !
Il est tout ce que j’ai de plus cher ici-bas !
Je n’eus jamais d’enfant ; jamais je n’eus de femme ;
Il m’en a tenu lieu. Vraiment oui, cette lame
Fut ma femme et mon fils. Le jour, je la berçais ;
Sur mon cœur, en dormant, la nuit je la pressais.
Au-dessus de mon lit à présent je l’ai mise,
Comme un juif y suspend les dix lois de Moïse.
Je voulais au tombeau qu’elle suivît mon bras.
Mais je vous en fais don. Ne la refusez pas ! »

Et Kniaziewicz, riant et pleurant tout ensemble,
« Ami, » dit-il, « merci ; mais tu vas, ce me semble,
En me cédant ta femme et ton fils, pauvre vieux !
Rester jusqu’à ta mort bien seul, bien malheureux !
Puis-je par un présent compenser ton dommage ?
« Je veux, si je le puis, adoucir ton veuvage. »
— « Suis-je donc Cybulski »[1], dit Gervais, « qui perdit
Sa femme au jeu, du moins une chanson le dit.
Je ne vends pas la mienne… Et pour mon fils, j’espère
Qu’il se trouvera bien d’avoir changé de père.
Mais n’oubliez jamais qu’il vous faut environ
Cinq bons pouces de plus à votre ceinturon.
Au-dessus de l’oreille il faut tâcher qu’il entre,
Et vous fendez alors votre homme jusqu’au ventre. »

Kniaziewicz accepta ; mais, trop lourd et trop long,
Le Canif de Gervais fut mis dans un fourgon.
Que devint-il plus tard ? Chacun devine et glose ;
Mais alors ni depuis nul ne sut bien la chose.

  1. On chante en Lithuanie une complainte sur madame Cybulska que son mari perdit au jeu en jouant aux cartes avec des Russes. (Note de l’auteur).