Nous n’entendons parler de rien… et le temps passe.
Père Robak[1], dit-il au Quêteur à voix basse,
Vous avez, paraît-il, des lettres de là-bas.
Vous dit-on par hasard ce que font nos soldats ?
— Ma foi, non », répondit d’un air d’indifférence
Le moine qui cachait mal son impatience.
Je hais la politique ; il est vrai que souvent
J’ai des lettres ; mais c’est au sujet du couvent ;
Et je crois que parler de ces choses à table,
Devant des étrangers, ne serait pas aimable. »
Et les yeux de Robak sur un des invités,
Sur le Russe Rykow, semblaient s’être arrêtés.
C’était un capitaine en quartiers au village ;
On l’invitait parfois grâce à ce voisinage.
D’ordinaire il mangeait sans interruption ;
Mais il dressa l’oreille au mot Napoléon.
« Eh dit-il, Président ! Vous avez bien envie[2]
De savoir ce qu’on fait là bas à Varsovie…
La patrie… ah ! je sais… Je parle polonais…
Je ne dénonce pas… La patrie… ah je sais !
Vous Polonais, moi Russe… À présent, l’armistice !
Mangeons, buvons ensemble — avant qu’il se finisse.
Avec les Français même aussi nous badinons :
On trinque… au cri : hourrah ! En avant les canons !
On dit chez nous : « celui que je bats bien, je l’aime. »
Caresse bien ta femme ; étrille-la de même ! »
Je vous le dis la guerre est proche, Président !
Plout hier a reçu des mains d’un adjudant
Un ordre de départ… Où voulez-vous qu’on parte ?
C’est ou Turcs ou Français… Ah ! l’affreux Bonaparte,
Souvarov étant mort, peut bien nous étriller !
Car chez nous, voyez-vous, on dit qu’il est sorcier,
Ce Bonaparte… Eh bien, et Souvarov, que Diable !
Sorcier contre sorcier… C’était chose admirable !
Bonaparte s’avise un jour de se changer
En renard ; Souvarov se change en lévrier…
Bonaparte aussitôt devient un chat énorme,
Griffant tout… Souvarov en bidet se transforme…
Que devint Bonaparte à la fin du combat ?… »[3]
- ↑ Mot à mot ver de terre. On verra plus tard pourquoi le bon moine a pris, par humilité, cet étrange surnom.
- ↑ Nous avons essayé d’imiter ici le jargon que le poète met dans la bouche de ce Russe écorchant le polonais.
- ↑ Les sorcelleries de Bonaparte et de Souvarov sont le thème d’une foule de contes populaires en Russie.