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Il regardait le moine, et ses lèvres muettes
Laissèrent échapper un soupir… Puis soudain
Il se jette en pleurant au cou du Bernardin :
La chose, criait -il, est-elle bien réelle ?
N’est-ce pas, ô mon père, une fable nouvelle ?
On nous a si souvent trompés ; on répétait :
Napoléon s’avance ! Et chacun attendait.
On disait : il arrive, il a vaincu la Prusse !
Et voici qu’à Tilsitt il traite avec le Russe.
Ne vous trompez-vous pas vous-même ? Est-ce réel ?
— « Aussi vrai, dit Robak, que Dieu m’entend au ciel ! »
— « Béni soit donc celui dont la bouche révèle
A nos cœurs, dit le Juge, une telle nouvelle !
Robak, vous n’aurez pas à vous en repentir,
Ni vous, ni le couvent ; vous prendrez pour partir
Deux cents brebis. De plus, vous admiriez dimanche
Mon cheval alezan et ma cavale blanche ;
Dites qu’on les attelle ; ils sont à vous tous deux.
Tout ce que vous voudrez ; j’accomplirai vos vœux
Quels qu’ils soient !… Mais laissons cette affaire du Comte :
Je l’ai fait assigner. Ce serait une honte
De reculer… »
De reculer… » Le moine attristé, consterné,
Arrêta sur le Juge un regard étonné,
Et dit : « Napoléon chez nous porte la lutte
Et vous n’avez souci que de votre dispute ?
Il s’agit de Patrie, et vous vous proposez
De demeurer chez vous, assis, les bras croisés,
Au lieu d’agir !… — « Agir ? » reprit-il, « qu’est-ce à dire ? »
— « Quoi ! Dans mes yeux encor vous n’avez pas su lire ?
Dit Robak. « Votre cœur ne vous dit encor rien ?
Enfant des Soplitza, mon frère, écoutez bien.
Tandis que des Français l’avalanche guerrière
S’élance par devant, dressons-nous par derrière !
Qu’en dites-vous ? Ah ! si l’Ours[1] et le Cavalier
Se levaient frémissants ; au nombre d’un millier
Si nous faisions soudain une attaque hardie ;
Si, de ce mouvement propageant l’incendie,
Nous prenions des canons, des drapeaux ; si, vainqueurs,
Nous allions triomphants recevoir nos sauveurs ?…
Nous marchons : l’Empereur, voyant nos lances luire,
Demande ce que c’est ; et nous lui disons : « Sire,
Ce sont les insurgés lithuaniens. » — « Or ça,

  1. Armoirie de la Samogitie, comme le Cavalier (Pogoń) est l’emblème de la Lithuàbie.