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finalement Guillaume Tell, n’eût alors à 37 ans, rien de plus pressé que de se soustraire à son génie, comme on se débarrasse d’un fardeau encombrant, pour s’enfouir dans le farniente bourgeois d’une vie incolore, sans plus se soucier de son art que s’il ne l’avait jamais pratiqué. C’était là le phénomène qui sollicitait la curiosité de Wagner et qu’il avait eu à cœur de pouvoir analyser.

D’autre part, ce ne devait pas lui déplaire non plus, de saisir l’occasion de protester en personne, contre les absurdités qu’une publicité ignare et agressive lui attribuait au sujet de ses prétendus sentiments de mépris à l’égard de la musique d’opéra des maîtres les plus illustres, ses devanciers, Mozart en tête, Meyerbeer et Rossini ensuite. À celui-ci — on vient de le voir — il le fit en termes dignes et précis, se bornant à une simple dénégation, ainsi qu’il sied à un homme qui n’a pas à se disculper d’imputations colportées par la malveillance, ni d’allégations où ses déclarations étaient intentionnellement faussées.

Absolu d’ailleurs, lorsqu’en présence du maître italien, il exposa ses idées dans leur vraie signification, il ne s’embarrassa ni de précautions oratoires ni de subterfuges ambigus, pas plus qu’il ne songea à les mitiger par des restrictions sentant l’eau bénite de Cour, — pour formuler catégoriquement ses critiques au sujet de l’état défectueux et vermoulu de l’opéra dans son organisme séculaire, aussi bien que du système vicieux appliqué par les compositeurs à l’agrémenter de leur musique. C’était, il faut en convenir, une pointe peu émoussée dirigée en ligne directe vers Rossini.

Celui-ci, on l’a vu, loin de prendre ombrage, discuta courtoisement du ton enjoué et humoristique qui lui était habituel. Mais à remarquer le changement qui peu à peu s’opérait dans son attitude, on s’apercevait clairement, je le répète, qu’il n’avait pas tardé à comprendre la valeur réelle de l’homme dont il recevait la visite. Au lieu d’un illuminé bourré de suffisance, divaguant à travers la phraséologie confuse d’un pédantisme incohérent, tel que dans son entourage on avait dépeint cet Allemand philosophe, — Rossini se rendit bientôt compte, qu’il avait devant lui un esprit de premier ordre, robuste, clair, conscient de sa force, capable d’embrasser d’un coup d’œil d’aigle le