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compositeurs, inspirés par une situation dramatique émouvante, ont écrit des pages immortelles. Mais combien d’autres pages de leurs partitions sont amoindries ou nulles à cause du système vicieux que je signale ! Or, tant que ces errements dureront, tant que l’on ne sentira pas régner une pénétration réciproque, complète entre la musique et le poème, ni cette conception double fondue d’emblée en une seule pensée, le véritable drame musical ne saurait exister. »


Rossini. « C’est-à-dire, si je vous comprends bien, que pour réaliser votre idéal, le compositeur devrait être son propre librettiste ? Cela me paraît, pour bien des raisons, une condition quasi insurmontable. »


Wagner (très animé). « Et pourquoi ? Quelle est la raison qui s’opposerait à ce que les compositeurs, tout en apprenant le contrepoint, lassent en même temps des études littéraires, scrutent l’histoire, lisent les légendes ? Ce qui les amènerait instinctivement par la suite, à s’attacher à tel sujet, poétique ou tragique, en connexité avec leur tempérament ?… Et puis, si l’habileté ou l’expérience leur manquent pour agencer l’intrigue dramatique, n’auraient-ils pas alors la ressource, de s’adresser à quelque dramaturge de métier avec lequel ils s’identifieraient par une collaboration couramment entretenue ?

» D’ailleurs, parmi les compositeurs dramatiques, il en est peu, je crois, qui n’aient à l’occasion, montré d’instinct des aptitudes littéraires et poétiques remarquables ; bouleversant ou retondant à leur gré, soit le texte, soit l’ordonnance de telle scène qu’ils sentaient autrement et comprenaient mieux que leur librettiste. Pour ne pas chercher bien loin, vous-même, maestro, — prenons pour exemple la scène de la Conjuration de Guillaume Tell — me direz-vous que vous avez suivi servilement, mot par mot, le texte fourni par vos collaborateurs ? Je ne le crois pas. Il n’est pas difficile, lorsqu’on y regarde de près, de découvrir dans maints endroits, des effets de déclamation et de gradation, qui portent une telle empreinte de musicalité (si je puis m’exprimer ainsi) d’inspiration spontanée, que je me refuse à attribuer leur genèse à l’intervention