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je suis persuadé que vous arriverez, à le faire représenter. On fait trop de bruit autour de cet ouvrage, pour que les Parisiens veuillent renoncer à la curiosité de l’entendre. La traduction est-elle faite ? »


Wagner. « Elle n’est pas encore achevée : j’y travaille activement avec un collaborateur très habile et surtout fort patient. Car il s’agit, pour la parfaite compréhension de l’expression musicale, d’identifier, pour ainsi dire, chaque mot français avec le sens correspondant du mot allemand sous la même notation. C’est un labeur ardu et de réalisation difficile. »


Rossini. « Mais pourquoi, à l’instar de Gluck, Spontini, Meyerbeer, n’écririez-vous pas d’emblée un opéra de toutes pièces sur un libretto français ? Vous êtes maintenant à même de vous rendre compte sur place du goût qui prédomine ici et du tempérament particulier, inhérent à l’esprit français, pour les choses de théâtre ? C’est ce que j’ai fait moi-même lorsque, après avoir quitté l’Italie et délaissé ma carrière italienne, je suis venu me fixer à Paris. »


Wagner. « En ce qui me concerne, maestro, je ne crois pas que ce soit réalisable. Après Tannhäuser j’ai écrit Lohengrin, puis Tristan et Isolde. Ces trois opéras, au double point de vue littéraire et musical, présentent une gradation logique dans mon concept de la forme définitive et absolue du drame lyrique. Ma manière a subi les effets inévitables de cette gradation. Et s’il est vrai qu’aujourd’hui, je sens la possibilité d’écrire d’autres ouvrages dans le style de Tristan, je m’avoue absolument incapable de reprendre ma manière de Tannhäuser. Or donc, si j’étais amené à devoir composer pour Paris, un opéra sur texte français, je ne pourrais et je ne devrais suivre une autre voie que celle qui m’a conduit à écrire Tristan.

» Dès lors, un ouvrage qui comme celui-ci, renfermerait une. telle perturbation des formes habituelles de l’opéra, resterait à coup sûr incompris et n’aurait aucune chance, dans l’état actuel des choses, d’être accepté par les Français. »