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dont il me fallait écrire la musique sans connaître la suite ni la fin du sujet ! Qu’on y songe… il s’agissait pour moi de faire vivre mon père, ma mère et ma grand’mère ! Cheminant de ville en ville, comme un nomade, j’écrivais trois, quatre opéras par an. Et croyez bien que cela ne me rapportait pas de quoi faire le grand seigneur. J’ai reçu pour le « Barbier » 1,200 francs une fois payés, plus un habit couleur noisette et à boutons d’or, dont mon imprésario me fit cadeau pour que je fusse en état de paraître décemment à l’orchestre. Cet habit pouvait, il est vrai, valoir 100 francs. Total, 1,300 francs. Je n’avais employé que treize jours pour écrire cette partition. Tout compte fait, cela revenait à joo francs par jour. Vous voyez, ajouta Rossini en souriant, que je gagnais tout de même un gros salaire. J’en étais bien fier devant mon père qui, lorsqu’il avait l’emploi de tubatore à Pesaro, ne gagnait par jour que 2 fr. 50. »


Wagner. « Treize jours ! Le fait certainement est unique !... Mais j’admire, maestro, comment, dans de telles conditions, astreint à cette vie de bohème que vous me citez, vous avez pu écrire telles pages d’Otello, de Mosé, pages supérieures, qui portent la marque, non de l’improvisation, mais d’un labeur réfléchi succédant à la concentration de toutes les forces du cerveau ? »


« Oh ! interrompit Rossini, j’avais de la facilité[1] et

  1. J’avais de la facilité… La plupart des chroniqueurs, mis en verve par cette réplique que Wagner a lui-même rapportée, ont cru voir là une intention malicieuse, un truc de pince-sans-rire imaginé par le Singe de Pesaro (comme Rossini s’intitulait parfois) pour se moquer du maître allemand, en l’incitant à prendre cet aveu à la lettre…

    Rien n’est moins exact ; de même que l’attitude attribuée à Wagner par d’autres publicistes, de s’être humblement prosterné devant Rossini, — faisant force mea culpa de ses doctrines.

    La réplique en question, je l’affirme, tout naturellement amenée — comme on vient de le voir — par le cours de la conversation, ne pouvait laisser subsister aucun doute quant à sa sincérité.

    D’ailleurs, elle est vraie. Elle est identique à la déclaration que le maestro avait coutume de faire à ses familiers lorsqu’il leur parlait de lui et de ses œuvres.