Page:Michotte - La Visite de R. Wagner à Rossini, 1906.djvu/30

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 26 —

Rossini. Je m’amusai un jour à dire à Salieri, en plaisantant : « C’est heureux pour Beethoven que par instinct de conservation, il évite de vous avoir à sa table ; car vous pourriez bien l’envoyer promener dans l’autre monde, comme vous l’avez fait de Mozart. » « J’ai donc l’air d’un empoisonneur ? » répondit Salieri. « Oh non ! répliquai-je, vous avez plutôt l’air d’un fieffé c…ouard ! » ce qu’il était en effet. — Ce pauvre diable, d’ailleurs, paraissait se soucier assez peu de passer pour être l’assassin de Mozart. Ce qu’il ne digérait pas, c’est qu’un journaliste viennois, défenseur de la musique allemande, — qui n’aimait que médiocrement l’opéra italien et Salieri par-dessus le marché, — avait écrit « que contrairement aux Danaïdes, il avait lui Salieri, vidé son tonneau pour tout de bon et sans beaucoup de peine encore, parce qu’il n’y avait jamais eu grand’chose dedans ». La consternation de Salieri à ce propos était navrante. D’autre part, je dois avouer que, pour satisfaire à mon désir, il crut ne pouvoir mieux faire que de s’adresser à Carpani, le poète italien, qui était persona grata auprès de Beethoven et par l’entremise duquel il était quasi certain de réussir. En effet, Carpani s’employa avec tant d’insistance auprès du maître qu’il obtint de celui-ci le consentement à me recevoir[1].

» Dois-je le dire ? En montant l’escalier qui menait au pauvre logis où vivait le grand homme, j’eus quelque peine à maîtriser mon émotion. — Lorsque la porte s’ouvrit, je me trouvai dans une sorte de réduit aussi sale qu’il témoignait d’un désordre effroyable. Je me rappelle surtout que le

  1. Rossini m’avait déjà précédemment conté, qu’avant d’avoir réussi à voir Beethoven par l’entremise de Carpani, il s’était spontanément présenté à la demeure du grand compositeur, en compagnie d’Artaria, l’important éditeur qui, ayant des relations constantes avec Beethoven, s’était chargé d’introduire Rossini. Celui-ci attendit dans la rue ; lorsque Artaria vint lui dire que Beethoven, étant très souffrant à la suite d’un froid qui avait affecté les yeux, ne recevait personne. — C’est probablement cette circonstance qui a amené Schindler, le biographe de Beethoven, à affirmer que celui-ci avait refusé de recevoir la visite du maestro italien.

    Ce qui était exact alors ne le fut donc plus quelques jours plus tard.