avalant lui-même la sauce : « Eh quoi, se serait-il exclamé, qu’attendez-vous encore ? Goûtez cette sauce, croyez moi, elle est excellente. Quant au turbot, hélas ! la pièce principale… C’est juste… le poissonnier au dernier moment a omis de l’apporter ; ne vous en étonnez pas. N’en est-il pas de même de la musique de Wagner ?… Bonne sauce, mais pas de turbot !… pas de mélodie ! »
On relatait encore qu’une autre fois, un visiteur en
entrant dans le cabinet de Rossini, surprit le maestro, en
train, avec des mouvements de grande impatience, de
retourner dans tous les sens une énorme partition… Celle
de Tannhäuser. Puis s’arrêtant après de nouveaux efforts :
« Enfin, ce n’est pas malheureux ! aurait-il soupiré ; ça y
est ! Depuis une demi-heure, je cherche… maintenant je
commence à y comprendre quelque chose ! » — La partition
était ouverte à l’envers et à rebours ! — Mais voilà que précisément au même moment, un grand fracas se produisit
dans une pièce voisine : « Oh ! oh ! qu’est-ce ceci ? reprit
Rossini, quelle polyphonie : Corpo di dio ! mais cela ressemble furieusement à l’orchestre de la grotte de Vénus. »
Sur quoi la porte s’ouvrant brusquement, le valet venait
prévenir le maestro, que la bonne avait laissé choir tout un
plateau de vaisselle !
Impressionné par ces histoires qu’il croyait véridiques, Wagner hésitait, on le conçoit, à se présenter à la demeure de Rossini. Je n’eus pas de peine à le rassurer. Je lui fis comprendre que toutes ces calembredaines étaient de pures inventions, qu’une presse hostile s’amusait à répandre dans le public. J’ajoutai que Rossini, — dont j’étais à même, mieux que personne, par suite d’une longue intimité et de relations journalières, de connaître à fond le caractère, — avait l’esprit trop élevé pour se rapetisser en niaiseries, qui n’avaient pas même le mérite d’être spirituelles ; contre lesquelles d’ailleurs lui-même ne cessait de protester avec véhémence[1].
- ↑ Rossini, en effet, venait de faire publier au sujet de « ces mauvaises blagues » un démenti dans les journaux.
Il avait coutume de dire, qu’en ce monde il redoutait deux choses : les catarrhes et les journalistes ; que les premiers entendraient des humeurs mauvaises dans son corps, et les autres la mauvaise humeur dans son esprit.